Samedi 25 Mai 2019, les enfants de Cajacay sont encore endormis lorsque nous démarrons. Il est tôt mais nous avons environ 150 km à faire dans la Cordillère.
La route est belle entre lacs et paysages ras battus par les vents et quand même habités par de rares familles. Un tunnel débouche de l'autre côté de la montagne où un Christ gigantesque veille. On passe les 4000 m, on commence à avoir l'habitude, nos organismes résistent bien et Philéas ronronne. Les virages ne sont pas trop serrés, la descente pas trop raide, on arrive en fin de matinée sur la place de Chavin de Huantar. Encore un site archéologique majeur à découvrir.
Après un petit resto au bord du rio nous partons à la découverte de la culture Chavin qui s'est développée entre 1500 et 300 avant JC sur cette haute vallée des Andes. Elle a laissé un incroyable témoignage de son aura.
Pour bien comprendre ce que nous allons voir nous prenons un guide local. Nous sommes sur un site religieux très important construit 900 ans avant JC, un centre de pèlerinage drainant toutes les populations plus ou moins lointaines de l'époque, un lieu de convergences idéologiques qui a permis la diffusion d'un culte particulier sur un territoire très étendu. Ni ville, ni fort militaire mais un temple complexe édifié autour de pratiques et de rituels mystérieux.
Cet ensemble comprenait des pyramides tronquées et une immense place encaissée dans le sol et entourée de gradins. Ici se réunissaient des centaines de pèlerins venus de loin dans la Cordillère, de la côte pacifique et même de la forêt amazonienne.
Une pierre aux sept creux pourrait représenter les Pléïades et un culte tourné vers l'astronomie.
Le plus surprenant est un incroyable système complexe de canalisations creusées dans la roche parcourant le sous-sol des édifices pour détourner les eaux coulant de la montagne vers le rio en contre-bas.
Les blocs de granit et de grès empilés forment des pyramides tronquées mais creuses à l'intérieur recélant un labyrinthe de tunnels reliant des centaines de chambres de pierre plus ou moins exiguës Un dédale de canaux reliés à l'extérieur y amènent l'air et un peu de lumière.
Y pénétrer procure une certaine émotion. Le mystère reste entier quant à l'utilisation de ces pièces. Trop petites et trop sombres pour être des chambres, sans traces de corps prouvant qu'elles pouvaient être des tombes, disposées de façon trop compliquée pour servir de réserves.
A la fois fascinés et angoissés de nous retrouver dans le dédale de ces blocs gigantesques. Je dis à Gaspard "tu imagines si il y avait un tremblement de terre ?". Il y a d'ailleurs des alarmes un peu partout. En 1945 le site a été en partie submergé par une gigantesque coulée de boue, un aluvion, provoqué par un séisme. Mais nous continuons notre progression, on sent de l'air frais circuler.
Et soudain, au bout d'un labyrinthe, au milieu d'une pièce cruciforme, encaissé dans le sol, surgit un impressionnant monolithe de granit blanc, le dieu Lanzon, mi-homme, mi-jaguar, figé là depuis près de 3000 ans, figure majeure intacte et réelle d'un culte très mystérieux. Cette magnifique sculpture immaculée est saisissante. Sa vison procure un frisson d'excitation. Malheureusement il est interdit de la photographier, un garde veille ... Je fais rapidement un cliché volé.
On ressort de ce monde souterrain le cœur battant. Mais quels étaient les rituels de cette civilisation ? Pourquoi ces galeries ? Et à quoi servaient ces trous étranges dehors dans le sol ?
Les archéologues pensent que les prêtres dupaient le peuple avec toute une panoplie d'artifices destinés à impressionner, faire peur et convertir quelques élus choisis en fidèles messagers de leurs dieux. Ils utilisaient pour cela de nombreuses drogues comme celle produite par le cactus San Pedro, la mezcaline, hautement hallucinogène. Des boites à priser, des tubes en os pour inhaler, des représentations de cactus, des chiques de feuilles de coca, tout laisse penser que l'utilisation de plantes psychotropes était la norme. Une fois l'élu choisi, drogué et enfermé dans une chambre sous la pyramide, il devait en plus entendre des sons étranges se propager dans le monde souterrain, sons venus de l'eau des canalisations se précipitant vers le rio, amplifiés par des trous d'air creusés dans le sol. Une acoustique qui produit encore aujourd'hui sifflements et murmures qui devaient terrifier les esprits embrumés.
Le culte de Chavin devait reposer sur l'idée d'une expérience initiatique lors d'un voyage rituel pour atteindre une transformation, un passage entre l'homme et l'animal. Les gravures représentent des formes changeantes, oiseaux, serpents mais surtout le culte du jaguar, un félin de l'Amazonie ce qui prouve l'influence lointaine de cette culture chamanique.
Une tête solitaire orne un mur extérieur. A l'origine, de nombreuses têtes de pierre, toutes différentes, s'alignaient autour de la pyramide. Ce sont des têtes-clou. Elles ont la forme d'un clou enfoncé dans le mur. Clou de la visite !
Nous ressortons de là totalement fascinés, nous étions loin d'imaginer toute la richesse du patrimoine archéologique Péruvien, de pouvoir ainsi suivre les traces des civilisations successives qui ont façonné ce pays. Vraiment magnifique.
Avant de repartir on laisse Aloys faire quelques passes de ballon, il ne rate jamais une occasion d'engager une conversation. Les cheveux blonds ça fonctionne bien avec les petites Péruviennes !
On voudrait visiter le musée à la sortie du village mais il est déjà fermé, il est 17h. On continue la route, Gaspard a vu un bivouac à une dizaine de kilomètres dans la montagne. Mais au bout d'un moment je lui demande de faire demi-tour. Je n'ai pas très envie de dormir au milieu de nulle part. On décide de revenir au village et de visiter le musée à son ouverture le lendemain matin. Ce serait dommage de le louper, c'est un bon complément à la visite d'aujourd'hui.
Aloys joue au tennis sur la place, chacun rentre chez soi, c'est l'heure de ramener le fourrage pour les ânes. Mais comme tous les samedis soirs partout dans le monde, la musique commence à nous empêcher de penser. On déplace Philéas dans une petite rue plus tranquille. On a du mal à s'endormir, on tourne, on vire. Dans un demi-sommeil on sent que quelque chose ne va pas. Philéas est pris de tremblements, des coups de boutoirs qui le secouent fortement. Il est 2h40. Il pleut. Les gens sont dans la rue et parlent fort. Nous sommes en train de vivre un séisme. Deux minutes, c'est long. 8 sur l'échelle de Richter, c'est fort. Les secousses cessent mais pas mes tremblements de peur ! C'est que nous ne sommes pas habitués ! On regarde les gens, ils sont calmes, habillés, ils attendent dehors. Une heure plus tard, en l'absence de réplique, chacun rentre chez soi. On finit par se rendormir après avoir vérifié que rien ne peut nous tomber sur la tête. Aloys dort toujours comme un loir, il n'a rien entendu !
L'épicentre était en Amazonie, à une grande profondeur, il y a eu très peu de dégâts mais il a été ressenti jusqu'en Colombie. Comme nous le dira un monsieur, les gens sont soulagés, ils attendaient un gros séisme, il a eu lieu, la terre s'est déchargée comme tous les 8 ans en moyenne, ils sont tranquilles ... jusqu'à la prochaine fois.
Dimanche 26 Mai 2019, panne de courant ! conséquence du séisme ? on visite le musée à la frontale ! ça fait un heureux.
Les fameuses têtes-clou. L'une d'entre elles semble avoir une narine obstruée. Le guide nous avait expliqué que la prise de psychotropes provoquait des saignements du nez. En voici la preuve !
Le musée est un vrai complément à la visite d'hier, pierres sculptées, maquettes du site, céramiques, tout est magnifique. La frontale c'est peut-être drôle mais pas terrible pour les photos.
Demi-tour. On refait la route dans l'autre sens. Direction la grande ville de Huaraz où nous attendent des copains dans un petit gîte qui dispose d'un grand terrain et d'un portail juste assez haut pour laisser passer Philéas. On aime bien retrouver nos rencontres de voyage. On avait connu Charlotte et Stéphane à Cuzco. Il fait un peu frais dans la Cordillère mais on passe une soirée chaleureuse sur la petite terrasse confortable. Et le lendemain matin l'adorable propriétaire nous fait cuire du maïs à grignoter au petit déjeuner. On s'adapte mais on évite quand même la mayo au piment en accompagnement ...
On laisse les copains pour nous aventurer un peu plus loin, jusqu'à Caraz. Un départ tardif de Huaraz et des travaux interminables sur la route et nous voilà à la recherche d'un endroit où passer la nuit. On tombe sur un petit camping qui fera l'affaire. Le lendemain Philéas ne risque pas de passer inaperçu dans cette petite ville andine construite autour d'une église maintes fois tombée et relevée. Le Huascaran la domine de ses neiges éternelles. Les touk-touk sillonnent ses rues modestes, les fils électriques s'y baladent librement, rien ne semble stresser les habitants. Quelques palmiers attestent de la douceur du climat, la Cordillère Blanche est bien une chaîne de montagnes tropicale, la plus haute du monde.
Un modeste musée dans les restes d'une jolie coloniale abrite une curiosité.
La plus petite momie du monde, 18.5 cm en position fœtale. L'Ichic Nuna, le petit homme en Quechua. C'est toujours impressionnant à voir. Quelques belles poteries de l'art Chavin aussi.
Les costumes traditionnels des femmes sont visibles de loin. Leurs jupes sont bien pratiques. Alors que j'allais sortir de Philéas, je vois une vieille dame accroupie sur le trottoir. Je me demande si elle a un problème avant de réaliser qu'un filet coule sous sa jupe. En deux secondes l'affaire est faite. Ni vu, ni connu, j't'embrouille ! Elle se relève prestement et s'en va. Fou rire.
On entre dans ce petit resto, propre, décoré, soigné, c'est si rare. Nourriture locale. On adore le lomo saltado, des lamelles de bœuf sauté avec des légumes, de la coriandre, du piment. Un air de plat chinois très répandu au Pérou.
Quelques kilomètres avant Caraz il y a Yungay. Son histoire est tragique. Le Dimanche 31 Mai 1970 à 15h23 un violent séisme secoue la région d'Ancash. 7.8 sur l'échelle de Richter. Quelques secondes plus tard un pan entier de la face nord du Huascaran se détache créant une avalanche gigantesque qui dévale les pentes à plus de 300 km/heure et vient engloutir en quelques secondes la ville et 25 000 de ses habitants. 300 furent sauvés, ceux qui étaient au cirque installé plus haut et ceux qui étaient montés au cimetière de la ville.
Hier, en passant, nous nous sommes arrêtés sur le parking d'où l'on a une jolie vue sur le Huascaran. Un monsieur nous a interpellé. Il est guide et propose des visites du site. Nous avions refusé. En repassant aujourd'hui pour prendre une photo du sommet enfin dégagé le monsieur est encore là et nous accoste, ne nous lâche pas, on finit par céder, il a manifestement besoin de quelques Soles...
Et nous voici marchant sur le village enseveli, mal à l'aise en écoutant ce monsieur nous raconter ce drame du ton d'un guide classique alors que toute sa famille repose sous nos pieds. Il marchait vers le cirque lorsqu'il a entendu le grondement assourdissant et vu l'énorme avalanche déferler. Il avait 23 ans.
Les énormes blocs charriés sont toujours là. Entourés de fleurs pimpantes, comme tout le site qui ressemble à un parc agréable dans lequel les gens du coin viennent se promener.
Quelques croix marquent l'emplacement des maisons de ceux qui ont survécu. Trois palmiers sont restés debout après la catastrophe, depuis l'un est mort mais les deux autres résistent. Le monsieur nous montre la ferraille d'un camion, une vieille pompe, c'est un peu pathétique. A la fin de la "visite" il essaie de nous vendre un pauvre DVD sur la catastrophe. On a juste envie de fuir cet endroit dont on ne sait plus si c'est un cimetière ou un parc à touristes . D'ailleurs de gros travaux sont en cours, un énorme parking pour les bus, une cafétéria, des jeux pour enfants ...
Des colibris viennent égayer ce moment, si difficiles à capturer dans l'objectif.
Nous avions prévu de faire une vingtaine de kilomètres vers le Huarascan justement. Vers l'entrée d'un parc naturel qui abrite deux jolis petits lacs. On se dépêche car avec cette visite on a perdu pas mal de temps. La route est en fait une mauvaise piste pleine de trous qui grimpe rapidement en altitude et se rétrécit en longeant des falaises noires tombant à pic. Et la nuit tombe. En roulant tout doucement on franchit la barrière du parc restée ouverte et on continue dans la trouée des phares à éviter les bosses et les crevasses. Un large renfoncement plat nous permet de nous garer. Je préfère éviter de scruter le noir pour ne pas voir les parois rocheuses et le glacier qui doit nous dominer. On entend l'eau d'un torrent. Je commence un bouquin, celui de Joe Simpson, "Aventures en paroi", qui raconte son ascension du Siule Grande dans la Cordillère Blanche à quelques kilomètres d'ici. Il a failli y perdre la vie, son récit est affolant ! Je ne ferme pas l’œil de la nuit, angoissée, oppressée.
Mercredi 29 Mai 2019, au réveil tout semble tellement plus sympa ! Mais je n'aime quand même pas beaucoup l'idée d'être sous le regard du glacier qui a englouti une ville entière il y a 49 ans presque jour pour jour ...
Avant de commencer l'école nous continuons la piste sur quelques kilomètres pour voir la laguna de Llanganuco dans la lumière du matin.
Sur ses rives mêlant sable et boue on aperçoit une mini-faille certainement due au récent séisme. Un bon moyen d'expliquer à Aloys les failles géologiques.
Dans l'air pur et le ciel dégagé les couleurs se détachent.
Plus loin une autre laguna nous inspire moins. Demi-tour. On repart vers notre place de parking pour l'école du mercredi. Un guadaparque vient nous tenir compagnie. Je lui raconte mes angoisses nocturnes, il me parle des siennes lui qui vit dans la maison du parc juste sous le glacier. Il a peur qu'un bloc s'en détache et tombe dans le lac en créant une vague dévastatrice, un aluvion, ce qui est arrivé souvent pendant les séismes. Super, me voilà rassurée !
Pour nous détendre un peu on part faire une petite promenade le long des rives. Le queñua pousse bien ici. Cet arbre est le seul à pouvoir se développer sur l'Altiplano, il pousse jusqu'à 5000 m d'altitude ! Mais plus il est en hauteur plus il est petit, de la taille d'un arbuste. Son écorce pèle, cela évite aux parasites de s'y développer. La nature est incroyable.
Devant la maison du parc une cuisine de fortune est installée sous une toiture en tôle. Deux femmes font des papas rellenas, des croquettes de pomme de terre fourrées d'un bout de fromage frais et d'oignons. Délicieux avec une sauce légèrement pimentée et parfumée. On grignote tout en riant et en discutant avec elles. Je leur demande où sont fabriqués leurs chapeaux et l'une d'elle me propose de me vendre le sien, je refuse, je ne saurais pas où le mettre malheureusement. Elles portent les couleurs des peuples autochtones Andins, l'arc en ciel, repris à d'autres fins. Chaque pueblo a son costume, son sombrero, son identité.
Et la journée passe, agréable, on a sorti tables et chaises au soleil. Mais lorsque celui-ci disparait et que les ombres envahissent la montagne c'est l'heure du rangement. Aucune envie de repasser une nuit ici ! On retourne au camping de Caraz, rejoints par Charlotte et Stéphane. Le lendemain, les réserves vides, on retourne dans le petit resto de Caraz. C'est là que je reçois un message nous apprenant la mort de notre petit chat resté en France. Aloys est inconsolable. On retourne au camping et on tente de détourner son attention en lui faisant laver Philéas. Il y passe du temps et le résultat est parfait. Dernière soirée à refaire le monde, demain nous repartons vers l'océan pour un nouveau bain de cultures !
Vendredi 31 Mai 2019, aujourd'hui je vais encore souffrir. La Panaméricaine traverse Caraz puis plonge dans un canyon étroit, le canyon del Pato, où se rejoignent la Cordillère Blanche et la Cordillère Noire. La Noire se dresse entre la Blanche et l'océan, permettant aux glaciers de ne pas être affectés par la chaleur de la côte. Ecran protecteur mais pas très vendeur, sa végétation maigre et sèche ne fait pas le poids face aux pics majestueux.
On descend, ils remontent. Un camping-car Franco-Suisse. Toujours sympas ces rencontres éphémères sur les bas-côtés où l'on engage des conversations de manière parfaitement naturelle, comme dans un salon, en s'échangeant les derniers bons plans ! Ils nous confirment que la route est longue jusqu'à l'océan. Chauffe Philéas, on trace.
Il y en a une cinquantaine comme ça. Des tunnels à voie unique. Avec falaise et énormes blocs d'un côté, a pic de l'autre. Vraiment tout ce que j'aime.
Ici 15 mètres séparent les deux Cordillères.
J'arrête de prendre des photos, ça nous ralentit et je n'ai qu'une hâte, sortir d'ici ! De temps en temps la vallée s'élargit, reverdit, s'humanise. Mais le répit est de courte durée et la route repart contre la falaise et ses blocs menaçants dans un univers minéral et monochrome. A chaque instant on a l'impression que tout va s'écrouler sur nous. Nous croisons beaucoup de pick-up équipés de grillages, on suppose que les blocs tombent donc de temps en temps voir souvent ! ça nous inquiète ! Il faudra la journée entière pour quitter enfin les rives hostiles du rio Santa. La nuit tombe lorsque nous tapons à la porte d'un petit camping de Huanchaco, tout près de la ville de Trujillo. Nous avons avalé 250 km de virages serrés, quitté l'air sec Andin pour la moiteur de l'air marin et eu vraiment l'impression d'avoir fait une route dangereuse aujourd'hui. On s'en souviendra du Canyon del Pato. Plus jamais.